L'histoire

Un après-midi de juin... Elle descend de la voiture et me sourit. Je la trouve merveilleusement belle et épanouie... Elle court pour attraper le feu vert des piétons et traverse devant moi. Je n'ai pas encore démarré. Je veux la regarder encore. Elle s’éloigne d’un pas assuré et léger. Elle se retourne une dernière fois, soulève le bras et agite la main vers moi pour me dire au revoir puis disparaît à l’angle de la rue. Vincent s’approche de moi entre les deux sièges de la voiture après avoir laissé une trace de buée où est figée la marque de sa bouche sur la vitre et me dit, ravi : « je suis content d’avoir vu ma sœur, elle vient me chercher à l’école mardi ? » J’acquiesce en lui pinçant le menton « Mais oui elle vient te chercher ! ». Je démarre et m’engouffre dans le flot des autres véhicules.

Cette scène se passe trois jours avant l’arrestation de Stéphanie pour racolage sur la voie publique et quinze jours après une décision de justice prise en collégiale : un juge, un inspecteur de l’aide sociale à l’enfance, la directrice du foyer où séjournait Stéphanie, son père et moi-même. Quinze jours pendant lesquels Stéphanie a été prostituée sur un trottoir la nuit. Quinze jours où son compagnon a pu agir en toute impunité parce que nous lui avions confié ma fille qui désirait plus que tout vivre avec cet homme. Et qu’il ait mérité ou pas cette responsabilité, personne n’a testé ses réelles motivations et les projets d’avenir qu’il avait pour elle. Quoi qu’il en soit, cet homme est en prison. Je ne sais pas pour combien de temps, je ne sais pas si il pense à elle, je ne sais pas s’il a des visites, si ces parents sont inquiets ou malheureux pour lui … je ne sais pas ce qu’il devient. Et je ne veux pas savoir pour l’instant.

Le mardi où Stéphanie devait récupérer son petit frère à l’école, je n’ai aucune nouvelle d’elle de toute la journée. Je suis inquiète, j’essaie de la joindre à plusieurs reprises sur son portable et sur celui de son compagnon.

Elle fut arrêtée dans la nuit à trois heures du matin. Je suis convoquée le soir même d’urgence à la brigade du proxénétisme. Lorsque j’arrive devant le bâtiment, Stéphanie est menottée et prête à être embarquée dans un véhicule de police. Je ne mesure pas encore l’horreur de la situation et de la voir ainsi correspond pour moi à la première seconde du cauchemar qui va suivre. « Stéphanie ! Stéphanie ! ». Je hurle en courant vers elle, essoufflée et sous le choc. Elle relève la tête, je vois des traces de larmes sur ces joues … mais elle ne dit rien, aucun rictus, aucune marque d’émotion sur son visage. Je tente de l’approcher, les policiers qui l’entourent font barrage. Je comprends que je ne pourrais pas lui parler. Je n’insiste pas. Je me retourne, j’ai envie de vomir. Je me dirige vers la porte blindée de la brigade où devant, un homme m’attend. Il me saisit doucement par le bras et me dirige à l’intérieur du sas de sécurité. Je le suis dans les étages et les couloirs de l’enceinte et même aujourd’hui, je serai incapable d’y retrouver mon chemin. On m’installe dans un bureau face à un autre policier chargé de m’auditionner mais avant toute chose qui prend soin de m’informer de l’objet de l’arrestation de ma fille.

Je n’écrirai rien de ce que j’ai entendu et ne donnerai aucun détail correspondant à tous les évènements de cette affaire : les mots « proxénétisme aggravé, pédophilie, photos, pornographie, passes, partouzes, marins pompiers, bataillon, gymnase, mineures, …», etc. suffiront amplement. Un monde que je ne connais pas m’éclabousse et des visions d’horreurs embrument mon esprit. Les policiers ne sont pas de fins psychologues et je pense qu’ils ont pour mission de m’ébranler pendant mon audition. Ils y arrivent et fort bien. Les détails, les scènes, la description des photographies retrouvées dans l’appartement du copain de Stéphanie, des extraits de leurs témoignages me sont relatés sans ménagement. Je fais face et pourtant je ne pense qu’à m’enfuir de cet endroit et de ces ombres policières qui dansent autour de moi comme des fantômes. Il m’est autorisé de voir Stéphanie quelques minutes dans le bureau, sous l’escorte de tous les policiers qui assistent à mon audition. Elle franchit le seuil de la porte, me regarde et s’effondre dans mes bras. Aucune colère, aucun reproche, qu’aurai-je pu lui dire ? Mais la chaleur de son corps contre moi et ses larmes qui mouillent mon cou me réconfortent car je pressens déjà que l’ultime étape qui lui reste à franchir est la mort. Tout ce qui arrive à ce moment est trop horrible. « Maman, pardonne moi, mais je l’aime, je voulais juste l’aider, il avait besoin d’argent, je suis dégoûtée, j’ai gâché sa vie, il va aller en prison, je ne pourrai plus jamais le revoir … ». Je suis interloquée mais je ne dis rien. Je la serre contre moi et me rend bien compte qu’elle ne comprend pas ce qui se passe. « Stéphanie, je t’aime, je t’aimerai toujours, mais l’amour d’un homme ce n’est pas ça, il devait te protéger et te respecter … il y a des lois … ma fille regarde moi … pense à toi, à ton avenir … je suis là … ».

Elle est placée dans une famille d’accueil d’urgence et mon audition continue jusque tard dans la nuit. J’y explique le parcours douloureux de ces deux dernières années, les étapes franchies de plus en plus graves dans le comportement de Stéphanie notamment depuis le mois de février, le manquement des éducateurs, des juges, des psychiatres et de tous ceux qui se devaient d’être compétents en matière d’aide à l’enfance. Et de bien d’autres choses encore …

Cette nuit là, une fois rentrée à la maison, je me suis mise à la fenêtre et j’ai regardé les lumières de la ville. J’ai pensé aux reflets de l’asphalte des trottoirs la nuit sous la lumière des phares, aux pas nonchalants des jeunes filles qui martèlent les lieux, vendent leur corps et aux portières des véhicules anonymes qui claquent, de ceux qui les font monter dans leur voiture. Aux bruissements des braguettes qui s’ouvrent, à tous ces porcs qui penchent la tête en arrière avant de jouir … Les caresses maladroites dans l’étroitesse des voitures et celles beaucoup plus aériennes dans les espaces démesurés des gymnases de la caserne où les marins pompiers « s’entraînent et mettent à l’épreuve leurs aptitudes physiques » … Je pleure.

Stéphanie va mal. Elle n’est pas bien dans la famille qui l’a recueillie. Nous communiquons par téléphone et sms. Ses messages sont douloureux et je la sens très déprimée. Elle se sent coupable, non pas de ses actes, mais du fait que son ami est en prison, qu’elle ne peut plus le voir … elle me dit qu’elle veut mourir.

Elle réintègre l’hôpital psychiatrique où elle était mais n’y reste que deux jours sous prétexte qu’elle refuse de coopérer au programme de soin, qu’elle déstabilise et influence les autres pensionnaires. J’essaie de la voir, on me l’interdit. Une ordonnance du Juge aurait été prononcée pour ça. Le psychiatre qui fait partie de l’équipe soignante de l’hôpital et qui la suit depuis des mois me l’arrache des bras aidé d’une infirmière et s’adresse à moi méchamment « Comprenez bien qu’avec cette affaire l’hôpital est dans une situation très inconfortable » Je suis choquée. Pendant que ma fille est entraînée dans le couloir de force, je lui réponds désespérée « Inconfortable ?! Et celle de ma fille, vous la jugez comment ?! ». Je garde mon sang-froid et décide de partir, sans dire un mot.

Le retour au foyer se passe mal, bagarre avec un des éducateurs, elle est blessée et hospitalisée. Je l’apprends au hasard d’une communication téléphonique avec la directrice du foyer. Je ne suis informée d’aucune procédure mise en place pour la protection de Stéphanie et des soins dont elle doit faire l’objet. Nouvelle audience où Stéphanie s’évanouit. Elle est fatiguée et droguée par des calmants. Son placement sous la tutelle de l’aide sociale à l’enfance est renouvelé via l’internement dans un nouvel hôpital psychiatrique.

On me parle d’une tentative de suicide … qui n’en n’est pas une. Elle se mutile les avant-bras. Symptômes significatifs de schizophrénie … Les psychiatres m’inventent un « état limite ».

Cette période où nous n’avons pas pu nous voir renforce nos liens, nous communiquons essentiellement par textos et elle se confie plus librement et j’apprends qu’elle reçoit des messages, des menaces. J’essaie de lui faire dire de qui cela peut venir, elle ne me dit rien, son état est instable moralement, je la réconforte du mieux possible, la soutiens et lui dis inlassablement que je l’aime, que je suis là.

Le temps s’est arrêté ; l’avenir de ma fille et le mien reste suspendu là pendant des jours et des nuits. Nous pleurons, nous parlons de choses sans importance, nous n’abordons jamais directement le sujet de la prostitution ni des photos ni des amis avec précision et je ne lui pose que des questions en rapport direct avec elle, comment elle va, si elle arrive à dormir … le temps nous manque mais les progrès sont évidents, le contact se rétabli tant bien que mal entre nous et nous ne parlons que d’amour et de promesses qui ne seront jamais tenues aujourd’hui. Mais Stéphanie est revenue vers moi et réalise petit à petit que la vie qu’elle a choisie n’est pas la sienne, malgré son amour pour lui et la détermination qui l’anime pour le revoir.

Samedi matin de juillet. Je suis très excitée. Les visites sont autorisées à l’hôpital à partir de quatorze heures. Je m’habille en choisissant soigneusement mes vêtements. La matinée ne passe pas, j’ai eu ma fille la veille au téléphone où elle me disait qu’elle n’en pouvait plus d’attendre ma visite. J’étais aussi impatiente qu’elle !

Je me gare devant l’établissement. J’ai un mal fou à rester calme, je souris en continu, il fait si beau. Je me présente à l’accueil où l’étage de sa chambre m’est indiqué. Je prends l’ascenseur et je sens mes mains devenir moites. Oh ma fille, ma petite fleur, je suis si heureuse de te voir. Deux portes battantes me séparent d’elle. Elles sont verrouillées, je sonne et un infirmier vient m’ouvrir. Je me présente, une jeune fille du même âge que Stéphanie s’avance vers moi. « Vous êtes la maman de Stéphanie ? » Oui. Elle court l’appeler et j’entends des cris dans une des chambres où la musique est assourdissante. Elle surgit du fond du couloir en criant « Maman ! Maman ! ». Mon cœur va exploser. Je l’attrape dans mes bras et la serre très fort contre moi. Oh Seigneur ! Quel bonheur ! Nos larmes se mélangent et nos rires aussi. Toutes les jeunes pensionnaires nous rejoignent et font une farandole autour de nous. C’est magique et enfantin … Elle m’entraîne dans sa chambre, parle sans s’arrêter, me présente ses amies, me fait visiter les lieux. Nous sommes toutes très excitées.
Un jeune homme nous rejoint, il est également interné, il joue de la guitare sans cesse, des airs tziganes, il est gitan. Nous nous réunissons tous dans la chambre de ma fille et nous dansons et chantons sous les airs que seul connaît ce garçon. Cette joie là je la ressens encore, cette insouciance qui fait tâche sur ces jeunes adolescents broyés par de sombres destins qui les ont amenés jusqu’ici. Je fais celle qui ne vois rien et me laisse entraînée dans la danse. Je souhaite que ce moment ne s’arrête jamais …

Sur le lit de Stéphanie, allongée près de moi, nous parlons. Je pose des questions et interroge une à une les quatre jeunes filles qui sont restées avec nous. Chacune d’elle a souffert … la drogue, la dépression et certainement d’autres évènements plus horribles mais cachés pudiquement et la peur certainement de ne pas être comprises, d’être mal jugées. Stéphanie est tout contre moi, je caresse ses cheveux, nous abordons de manière volontairement détachée tout ce qui s’est passé. Mais il est encore trop tôt pour en discuter vraiment. Je lui ai apporté des photos d’avant, son petit frère, nous deux, mamie, son petit cousin, elle sourit en les regardant, je la sens émue, ses yeux brillent. Je lui propose une ballade dans le parc, elle refuse. Stéphanie veut rester là … « je me sens protégée ici maman, ils vont me soigner, je suis malade et je vais m’en sortir … ». Je la serre contre moi, sa peau, sa chaleur, son odeur, sa voix, son regard … je m’imprègne d’elle jusqu’au sang pour ne plus la perdre à nouveau. Le chemin parcouru s’arrête ici me dis-je, c’est terminé et tout est rentré dans l’ordre. L’heure est à la guérison.

Les heures passent. A aucun moment, je n’ai aperçu un membre de l’équipe soignante, aucun contrôle des comportements et des agissements des pensionnaires, juste une femme de ménage est venue passer négligemment un coup de serpillière.

C’est la fin de l’après-midi. Je décide de partir. Les jeunes filles qui sont restées avec nous tout le temps me serrent contre elle et une à une je les câline comme l’aurait fait leur propre maman. Elles m’ont toutes avouées le manque de leur mère et l’envie qu’elles avaient d’être avec elle. Je réalise à quel point cela doit être difficile pour Stéphanie à travers leur témoignage. Stéphanie me raccompagne devant les portes de l’hôpital. Je la regarde, je la trouve changée, quelque chose dans le regard d’insaisissable. Nous nous embrassons. J’ai du mal à la quitter. Au moment de partir elle me dit : « Ne t’inquiète pas maman, quand je sortirai d’ici, on reprendra notre vie comme avant … ».

Lundi après-midi, Stéphanie m’appelle. Elle est au plus mal. On vient de lui apprendre qu’elle est sortante. Je n’y comprends rien. J’appelle le psychiatre qui la voit régulièrement. « L’unité doit fermer ses portes pendant les congés » me dit-il. « C’est impossible ! C’est la première fois depuis des mois que ma fille adhère à un projet de soin, la première fois qu’elle se projette dans un avenir avec sa famille … elle est malade, vous me l’avez dit vous-même ! ». Lui même m’avait fait état des symptômes schizoïdes qu’elle montrait. Aucun relais médical n’est proposé, la seule alternative est qu’elle retourne dans un foyer. Je n’arrive pas à y croire. Le lendemain, je rencontre une assistante sociale qui dépend de l’aide sociale à l’enfance et qui était présente à la réunion qui avait eu lieu la veille pour décider que Stéphanie devait quitter l’hôpital. Elle me reçoit deux heures pendant lesquelles je lui raconte tout le cheminement laborieux des prises en charges sociales et éducatives et des échecs successifs car aucun projet n’a jamais pu être réellement mis en place, les soins inadaptés, les décisions de justice irréfléchies … Elle réagit dans mon sens et m’explique qu’elle est elle-même surprise d’une telle décision et me propose d’intervenir. Je la quitte en lui disant « Si Stéphanie quitte cet hôpital, elle se tue ». L’assistante sociale prend ses congés le soir même.

Stéphanie est retrouvée deux heures plus tard, pendue dans la salle de bain de sa chambre.


Je n'ai volontairement cité personne, ni les lieux, ni les dates... Le calendrier n’est pas utile ici.

Cette histoire n'est pas une histoire. Je ne trouve pas les mots qui pourraient expliquer maintenant ce que je ressens au moment où j’écris ces lignes. Le plus difficile est de prendre la distance nécessaire pour raconter les faits et garder le plus de recul possible pour que les mots ne se transforment en détresse, en colère et en haine, en dégoût et surtout en chagrin.

Après sa pendaison, l’agonie de Stéphanie a duré onze jours... Onze jours où tout ce que vous venez de lire n’apparaît plus que comme un mauvais rêve parce qu’il n’est question que de survie. La survie de votre enfant envers et contre tout, la survie de vous-même et de votre entourage.

Ma fille est décédée et ce n’est pas de sa faute. Car nous sommes tous responsables...